Dans un pays dont l’économie dépend presque entièrement des importations, et où une capitale congestionnée concentre l’essentiel du trafic de marchandises, créer un corridor industriel pour contourner le centre-ville et faciliter le transport des marchandises paraissait une idée simple sur le papier. Mais entre les ambitions annoncées et la réalité du terrain, le projet dérape rapidement : la coordination est chaotique, les décisions gouvernementales changent en cours de route, les unités administratives promises ne sont jamais créées, et plusieurs parties du projet, dont le port intérieur, ne verront jamais le jour, réduisant le projet de contournement industriel en simple boulevard périphérique.


Le contexte: Un pays aride, une capitale saturée
Située au cœur de l’Asie occidentale et enclavée par Israël, la Palestine, la Syrie, l’Irak et l’Arabie Saoudite, la Jordanie est l’un des pays les plus arides de monde. Amman, sa capitale, est au centre d’un réseau complexe d’autoroutes transfrontalières et concentre une grande partie du trafic de marchandises dans son dépôt douanier implanté dans un centre-ville déjà congestionné.
La capitale est aussi le produit de vagues de migration successive — palestiniens, libanais, irakiens puis syriens. Sa croissance urbaine, parmi les plus rapides du Moyen-Orient, crée de grandes demandes en logements et en infrastructures. La géographie complique la donne. Un terrain escarpé à l’ouest bloque l’expansion, poussant la ville vers l’est et le sud-est, là où les terrains sont plus accessibles. C’est aussi à ces endroits que se concentre la population la plus vulnérable, qui s’étire jusqu’aux portes de Zarqa, la ville industrielle voisine.

La genèse du projet : ambitions et promesses
En 2004, pour répondre à ces défis et réduire la congestion liée aux poids lourds, la Banque mondiale finance le corridor industriel, première phase du ’Amman Development Corridor. Le projet prévoit :
- la construction de 40 km d’autoroute entre Zarqa et l’aéroport,
- la relocalisation du dépôt douanier hors du centre-ville,
- la création d’une plateforme logistique moderne,
- et l’ouverture de 300 km² de nouveaux terrains au développement urbain et industriel.
La mise en œuvre est confiée à plusieurs entreprises étrangères, notamment CICO pour la construction et Dar Al-Handasah pour la coordination technique.
Des plans urbains déconnectés du terrain
Toutefois, le projet sincère dans le contexte des plans de développement urbain sur une vision de 20 ans, qui clash avec la réalité du terrain.
La Jordanie continue d’alterner entre deux références héritées. D’un côté, le masterplan britannique, rigide et peu adaptable, qui mise sur les ceintures vertes et les villes satellites pour contrôler l’étalement urbain. De l’autre, le zonage américain, conçu pour un marché immobilier plus stable et pour des villes où la participation citoyenne fait partie du fonctionnement normal.
Ces modèles ne correspondent ni à la rapidité des transformations urbaines d’Amman, ni au fonctionnement centralisé de l’État. Les organisations internationales apportent leurs outils et principes, mais le décalage entre théorie et réalité locale pousse souvent ces plans vers l’échec.

Au final : un corridor inachevé et un projet dévié de son objectif
C’est lors de l’exécution du projet que les difficultés apparaissent. La coordination entre les différents acteurs devient chaotique, certaines composantes essentielles ne voient jamais le jour, et les autorités modifient leurs décisions sans explication officielle. La fragmentation institutionnelle et l’absence de vision cohérente finissent par transformer un corridor stratégique en un exemple de planification déficiente.
Le corridor, présenté comme un projet phare pour moderniser Amman, est rapidement devenu le terrain d’affrontement d’intérêts divergents. Chaque acteur tire chacun dans sa direction : le gouvernement veut attirer des investisseurs et positionner Amman au rang de pôle régional ; la municipalité tente de redorer son image après une série de scandales ; les promoteurs privés profitent de réductions fiscales et de terrains bon marché; la Banque mondiale mise sur la décentralisation et sur l’idée que la croissance économique est synonyme de stabilité ; tandis que le Fonds arabe cherche surtout à relier les mines du nord au port d’Aqaba.
Les retards s’accumulent et les coûts explosent, passant de 161 à 450 millions de dollars, alors que le taux de rentabilité chute. Neuf ans après son lancement, seule une partie du corridor est achevée, celle qui relie l’autoroute de l’aéroport et Zarqa. Les infrastructures logistiques prévues n’ont jamais vu le jour. Le projet qui devait renforcer l’économie nationale a surtout servi à encourager un développement urbain guidé par les intérêts du marché.
Le corridor peine à réduire le trafic quotidien, majoritairement causé par les classes moyennes revenant de vacances. Plus encore, il crée un effet de barrière en isolant des zones périphériques destinées aux projets immobiliers haut de gamme. Le nouveau zonage fait monter le prix des terrains, exclut les ménages modestes et repousse encore plus loin les populations pauvres, tandis que les investisseurs étrangers continuent de bénéficier des avantages fiscaux et des terrains vendus à bas prix.
La principale réussite reste le traitement relativement équitable des expropriations, conformément aux exigences de la Banque mondiale. Pour le reste, le corridor illustre un problème fréquent dans de nombreux pays en développement : la difficulté de faire cohabiter des exigences internationales rigides avec une gouvernance locale improvisée et changeante.
Et maintenant ?
Au final, le corridor d’Amman raconte surtout l’histoire d’un projet qui avait tout pour réussir, mais qui s’est heurté à une réalité beaucoup plus complexe que prévu. Sur le papier, il devait moderniser la capitale, fluidifier le trafic et ouvrir de nouvelles zones de développement. Dans les faits, il s’est retrouvé coincé entre des visions internationales trop rigides, une gouvernance locale qui change de cap en cours de route, et des intérêts parfois contradictoires.
Selon un rapport de la Banque mondiale, Le corridor a permis de réduire les temps de trajet entre l’aéroport et la ville industrielle de Zarqa, qui est passé de 60 minutes en 2004 à environ 40 minutes. Toutefois, Le corridor routier, bien qu’utile, ne suffit pas à répondre entièrement aux besoins de mobilité modernes : les projets ferroviaires ou de transport en commun sont essentiels pour le long terme.
Aujourd’hui, Amman et Zarqa continuent de se développer à grande vitesse, mais sans réelle coordination entre elles. Pourtant, elles fonctionnent déjà comme une seule et même agglomération. Une gestion commune du transport et de l’urbanisme permettrait sans doute d’améliorer le quotidien de centaines de milliers de personnes.
Ce cas montre à quel point il est difficile de mener des projets urbains dans un monde globalisé, où il faut sans cesse jongler entre de grandes ambitions économiques et les réalités du terrain.


